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Le blog de H

I. & Y.

18 Avril 2023 , Rédigé par C

Tellement loin, tant de temps à remonter du fond de ma mémoire.

J'étais tellement triste, tellement seule.

Yoël un ami cubain peu fréquentable m'avait recommandé ce quartier pour aller chercher un forfait de téléphone. Il m'avait dit: "Tu y vas et tu fais le tour de toutes les boutiques pour trouver le meilleur prix". J'y étais allée seule, tandis que la fois où j'étais allée acheter un ordinateur, Yoël m'avait accompagnée en scooter et ramené l'ordi. C'était quelque chose qui lui plaisait. Il l'avait déballé et installé chez moi.

Je suis entrée dans la première boutique. Bonjour. Très, très beau garçon, nimbé de lumière. Il m'accueille, sourit. Il a les avant-bras nus et je vois sa peau. Il donne envie. "Vous avez quoi comme forfait?" "10 minutes par mois." "C'est pas beaucoup." "Non."

J'habite à Boulogne dans 13,5 m2. Il fait un froid de chien en ce mois de janvier 2006. Je suis au chômage. Ma mission d'intérim chez Wanadoo n'a pas encore commencé? Les boutiques sont vides. On est en semaine?

Un type tapote sur un ordi portable sans nous regarder.

Je me dis que ce garçon est un rêve.

Il me dit: "C'est le meilleur tarif. Si vous trouvez moins cher ailleurs je peux vous faire un prix." Déjà mon projet de faire le tour des boutiques est tué dans l'oeuf. Je n'ai aucun sens de la repartie. J'aurais pu lui dire de me faire un prix tout de suite. Il poursuit. Ecrit sur un carré de papier. "Vous avez le numéro de la boutique et ça, c'est mon numéro personnel." Je suis glacée. Je pense: "Tu penses bien que si je t'appelais, ce serait pour sortir avec toi." Et j'en suis persuadée, il a une compagne. La rage le dispute à l'admiration pour ce jeune gars, plus jeune que moi, nimbé de lumière. Il semble heureux, aimé. Il n'a pas vu mon impuissance. Ma tristesse, ma solitude.

Le type qui tapotait sur un clavier a disparu.

Merci. Au revoir. Je tourne les talons, mon petit papier à la main. A travers la vitre je vois une fille s'avancer vers l'entrée de la boutique, tête baissée, tellement vite qu'elle m'ouvre la porte avant que je n'aie franchi les deux pas qui m'en séparaient. Elle semble très contrariée de me voir. D'être en train de me tenir la porte. On se regarde. Je lui souris. Je l'admire elle aussi. Je me dis qu'après le manteau violet, il a droit au manteau vert. Elle a beaucoup de poitrine, est plus grande et plus fine que moi, porte des longs cheveux châtains coiffés, des petits talons, et des putains d'yeux bleus qui s'impriment par-dessus les yeux noirs du vendeur pour les années à venir. Le temps de faire mes deux pas je l'ai vue s'extraire en vitesse d'une voiture conduite par un jeune Noir qui me fait penser à Karel, un pote de Yoël. Et il y a au moins un autre gars dans la voiture. Un Arabe. Je me dis qu'elle n'a pas la lose comme moi. Qu'elle a des copains qui l'ont accompagnée, elle. Et puis je pense à Karel, Yoël, l'autre dont j'ai oublié le nom. Je me dis qu'ils ne sont peut-être pas plus recommandables que les miens.

Si j'avais su, si seulement j'avais su.

Elle semble se raviser, baisse le regard, reprend sa course vers son but. Vers Ilan.

Toni. Si seulement ses copains à elles avaient été du niveau des miens. Des types qui se défonçaient au shit voire à la coke. Mais qui travaillaient et étaient absolument inoffensifs. Utilisaient des capotes et chantaient en buvant je ne sais plus quoi. Du rhum? A Boulogne, à Paris.

Je la regarde en souriant parce qu'elle est très belle. Je me dis qu'après le manteau violet, le manteau vert aura droit à son petit papier. Et qu'elle ne sera pas aussi conne que moi, elle. Je vois un enfant. Je me demande quels yeux il aura. Avec un papa aux yeux noirs et une maman aux yeux bleus transparents.

Je me dis qu'entre eux il va se passer quelque chose de sérieux. Ils sont sexy, ils vont se trouver.

Moi, j'ai un sursaut de volonté. Je fais un détour en pensant que je pourrais y retourner et lui dire ce que j'ai sur le coeur. Que s'il a une copine ça ne se fait pas de donner son numéro personnel comme ça. Merci pour elle. Que s'il n'en a pas, je veux bien sortir avec lui, qu'il me plaît. Je n'ai pas le courage. Le froid est glacial. Mon manteau est bien maigre. Je finis par jeter le morceau de papier dans une poubelle et par reprendre le métro. J'ai lu ce qu'il avait écrit. Ilan. Peut être Illan. Je suis saisie d'un vertige car je ne connais personne qui porte ce prénom et sa sonorité est très proche du mien.

Et j'oublie. Pendant presque 17 ans. Jusqu'à ces rêves récurrents ces derniers mois à travers lesquels remonte le souvenir. C'est le milieu de la nuit et je devais appeler quelqu'un. Mais qui? C'était très important. Je cherche et je ne trouve pas. Le 13 février 2006 je suis dans un bus et un amoureux qui m'avait dit qu'il reviendrait à Paris me plante. J'ai toujours mon forfait de 10 minutes par mois. Je l'appelle sur mon forfait de 10 minutes. Je le traite de petite bite.

Les informations ne disent pas que le vendeur de téléphones s'appelait Ilan. Le portrait robot montre une autre fille que Yalda. J'imagine une boutique de téléphones à Issy-les-Moulineaux car c'est là que je me trouve, dans ce bus. Ma tête refuse de faire le chemin jusqu'au boulevard Voltaire. Et je n'ai pas eu le temps de bien voir le visage de Fofana, qui m'a regardée en démarrant en trombe, de l'Arabe qui aussi a tourné la tête vers moi. L'un a gueulé "Allez Yalda!", ou "Vas-y Yalda!" Ou peut-être "Yalda!" Ou encore "Yallah!" Mais j'étais là. Et puis j'ai oublié le prénom écrit sur le morceau de papier, proche du mien. Et j'ai évité de savoir. Jusqu'au podcast il y a quelques semaines. Affaires Sensibles. Puis le temps de la remontée du souvenir. Vendredi dernier, 14 avril 2023. 17 ans et 3 mois plus tard.

Longtemps je n'ai pas eu de forfait de téléphone.

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